La lucarne et le tablier

Si aujourd’hui Micromégas captait quelques ondes cathodiques, il ferait sans doute de la « cuisine » l’un des cultes incontournables de notre société. L’art de la table, sa liturgie, la maîtrise de ses codes, la compétition que cette maîtrise suscite, l’investissement humain et matériel qu’elle exige : tout cela amènerait notre Syriussien à croire qu’ici bas on n’est rien, si on ne manie pas la cuillère en bois.

La cuisine des ménagères

Les relations entre la cuisine et la petite lucarne ne sont pourtant pas neuves. La première génération d’émissions à succès est consacrée à la cuisine des ménagères. On se souvient de ces images de Valéry Giscard d’Estaing s’invitant à la table populaire. Dans les années 1980, l’émission emblématique restera pour longtemps la fameuse Cuisine des Mousquetaires de notre chère Maïté. Le concept était simple. Maïté devait incarner l’une des images de marque de FR3 et de la nouvelle inclination régionale de celle-ci. Le succès en fut national. Un peu misogyne, totalement cocardière, l’émission enchaînait les clichés populistes et rabelaisiens de la bonne table.

La cuisine des chefs

Le succès de Maïté n’était pas sans susciter de jalousie parmi nos chefs étoilés qui lui reprochaient son manque de raffinement et de finesse. Ils désiraient quant à eux proposer une autre image – utile – et plus élitiste de leurs propres conceptions gastronomiques. Alors l’émission de cuisine se spécialise. En mal de reconnaissance sociale, Ducas et Robuchon jouent les profs empotés, mais lustrant tout autant la réputation de la chaîne que la leur. On s’invite entre soi, on échange de bons procédés promotionnels et on continue d’éduquer la ménagère balourde. La gastronomie redevient une question d’experts. Le concept marche alors plutôt bien et dessine le paysage gastro-cathodique des années 1990. Il ne restait plus qu’un pas à sauter : la création de Cuisine tv. Or tout cela manquait bien de simplicité.

La cuisine des amateurs

Le repli des chefs et de leurs émissions sur une chaîne câblée leur étant entièrement dédié coïncide pour les chaînes hertziennes à une profonde transformation de leurs programmes. Plus interactifs, influencés par ce qui se fait outre-Manche, ces derniers sont d’abord confiés à des gastronomes vagabonds, fourchette et sac à dos pour l’exotisme, et escapades du dimanche pour le rustique. De jeunes chefs dynamiques et innovants se présentaient comme la nouvelle génération vouée à l’idole diététique et bio sans pour autant que les vieux chefs dodus ne soient très loin. Paradoxe, ils sont même revendiqués comme mentors et garants de la qualité d’une cuisine pourtant déroutante. La cuisine est alors urbaine, « saine », « utilitaire », affirme un nouveau cadre d’appréciation alimentaire à l’image de leurs livres plus légers et complexes à la fois. Mais voilà, aujourd’hui, comme le dirait ce cher Gousto, « tout le monde peut cuisiner ». Et c’est vrai ! Gourmands, amateurs éclairés ou gastrosexuels en représentation, voilà qu’ils s’affrontent devant la caméra, se jaugent mutuellement avant de passer devant un jury de « professionnels ». Et tout cela n’a finalement pour vocation que d’affirmer la supériorité de la cuisine professionnelle et experte. Pour nos chers amateurs, le dîner ne peut forcément être que presque parfait et la cuisine réduite à une affaire de technique. Au milieu de ce panel d’émissions compétitives et prétentieuses, seul ce cher Petitrenaud continue de faire son bonhomme de chemin. Or, présentant une gastronomie de trois coups de cuillère à pot, attachante et gourmande, le voilà, malgré sa longévité et sa constance, en passe de devenir un objet gastronomique non identifié… Le problème est bien là. Il n’y a pas une gastronomie qui serait façonnée par l’excellence et dont l’existence justifierait la position des chefs. Il est au contraire des gastronomies propres à chacun où variant selon les humeurs du moment, toutes aussi dignes les unes que les autres, aussi vivantes et innovantes encore, qu’à l’heure de l’idole Diversité ont aurait tort d’oublier.

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